XXIV
Ces nombreux cônes pointés vers le ciel, à des hauteurs vertigineuses, avec leurs trains d’atterrissage écartés qui s’enfonçaient dans le sol meuble, étaient magnifiques à voir ! Leurs coques en éternum blanc luisaient sous le soleil et aveuglaient les personnes qui recevaient leurs reflets dans les yeux. Ces vaisseaux étaient splendides, ils étaient les symboles de l’incommensurable sagesse et de la technique avancée de la plus grande civilisation de la galaxie.
Il n’est pas étonnant que je danse et que je crie pendant que ces barbares me regardent comme si j’étais devenu fou, pensa Green, et qu’Amra secoue la tête en pleurant et en marmonnant. Que pourraient comprendre ces êtres incultes à la signification de ces choses magnifiques ?
Quoi, vraiment ?
— Hé, cria Green. Hé, je suis là ! Un Terrien ! Je ressemble peut-être à ces barbares, avec mes cheveux longs, ma barbe embroussaillée et ma crasse, mais je n’en suis pas un. Je suis Alan Green, un Terrien !
Ils n’auraient naturellement pas pu l’entendre à une telle distance, et même s’il s’était trouvé à la base des vaisseaux. Mais il hurlait de joie, sans s’inquiéter de gaspiller son haleine et d’irriter sa gorge.
Finalement, Amra vint l’interrompre.
— Que se passe-t-il, Alan ? As-tu été becqueté par le Grand Oiseau du Bonheur qui vole parfois au-dessus de ces plaines ? Ou est-ce l’Oiseau Blanc de la Terreur qui t’a mordu pendant que tu dormais sur le pont ?
Green interrompit ses hurlements et la fixa avec gravité. Pouvait-il lui révéler la vérité, à présent qu’il était si proche du salut ? Il ne craignait pas qu’Amra ou les autres pussent l’empêcher de prendre contact avec les membres de l’expédition. Rien ne pourrait plus l’arrêter, à présent, il le savait.
Il hésitait tout simplement à lui annoncer qu’il allait la quitter. L’idée de lui faire de la peine le torturait.
Il s’adressa à elle en anglais, en prit conscience, et répara son erreur.
— Ces vaisseaux... ils ont amené mes semblables à travers l’espace qui sépare les étoiles. Je suis venu jusqu’ici dans un appareil identique, un voilier des cieux, si tu veux. J’ai fait naufrage et j’ai été contraint de descendre sur ce... sur ton monde. Puis j’ai appris qu’un autre vaisseau s’était posé près d’Estorya et que le roi Raussmig avait jeté son équipage en prison, et qu’il allait sacrifier ces hommes pour la Fête de l’Œil du Soleil. Le temps m’était compté, si je voulais atteindre Estorya à temps, alors j’ai persuadé Miran de me conduire jusqu’ici. C’est pour cette raison que je t’ai quittée et que...
Il ne termina pas sa phrase, car il était déconcerté par l’expression de son épouse. Elle ne paraissait pas blessée, ainsi qu’il s’y était attendu, et elle n’était pas non plus rendue furieuse par son explication. S’il avait pu donner un nom à ce qu’il lisait sur son visage, il eût appelé cela de la pitié.
— Mais, Alan, de quoi parles-tu ?
Il tendit le doigt vers la file de vaisseaux spatiaux.
— Ils viennent de la Terre, ma planète natale.
— J’ignore ce que tu veux dire par : planète natale, répondit-elle, toujours compatissante. Mais ce ne sont pas des vaisseaux, ce sont les tours que les Estoriens ont construites il y a des milliers d’années.
— Que... veux-tu dire ?
Sidéré, il les regarda à nouveau. Si ce n’était pas des vaisseaux spatiaux, il voulait bien manger les voiles du yacht. Oui, et les roues également.
Sous la forte brise, le yacht approchait rapidement de son but, alors que Green se tenait derrière Amra et pensait qu’il allait se briser en menus morceaux si sa tension ne pouvait se libérer.
Cette dernière trouva finalement un exutoire. Des larmes emplirent ses yeux et il étouffa. Il avait l’impression que ses poumons allaient continuer d’enfler et éclater.
Que les anciens constructeurs avaient fabriqué ces tours avec adresse ! Les trains d’atterrissage, les gros ailerons, les longues lignes qui s’incurvaient en direction de la proue effilée, tout devait avoir été copié sur un vaisseau spatial. Il était impossible d’éviter cette conclusion, les simples coïncidences ne pouvaient suffire pour expliquer une telle ressemblance.
— Ne pleure pas, Alan, lui dit Amra. L’équipage va penser que tu es faible. Les capitaines ne pleurent jamais.
— Moi si, répliqua-t-il.
Il pivota sur lui-même et se rendit jusqu’à la poupe. Il se pencha sur la lisse afin que nul ne pût le voir, alors qu’il était secoué par les sanglots.
Finalement, il sentit une main se poser sur son épaule.
— Alan, lui dit doucement Amra. Dis-moi la vérité Si ces tours avaient été des vaisseaux à bord desquels tu aurais pu quitter ce monde et voyager dans les cieux, m’aurais-tu emmenée avec toi ? Penses-tu encore que je ne suis pas... pas assez bien, pour toi ?
— Ce n’est pas le moment d’en parler. Je ne le pourrais pas. De plus, trop de personnes nous écoutent. Plus tard, lorsque tout le monde dormira.
— Entendu, Alan.
Elle retira sa main et le laissa seul, sachant que tel était son désir. Il l’en remercia mentalement, car il savait ce que cela lui avait coûté. A tout autre moment, dans une situation semblable, elle aurait pris le premier objet qu’elle aurait eu sous la main et le lui aurait lancé au visage.
Après avoir partiellement retrouvé son calme, il regagna le gaillard d’avant et prit la barre des mains de Miran. A partir de cet instant, il fut trop affairé pour pouvoir repenser à sa profonde déception. Il dut se présenter au rapport devant le capitaine du port et lui narrer leurs mésaventures, ce qui lui prit des heures, car l’officier appela ses collègues afin qu’ils pussent eux aussi entendre ce récit stupéfiant. Puis ils questionnèrent Miran et Amra. Green écouta avec angoisse les explications du négociant, redoutant que cet homme ne révélât qu’il soupçonnait Green de ne pas être ce qu’il prétendait. Cependant, si Miran avait de telles intentions, il avait dû décider d’attendre leur arrivée à Estorya pour faire ses révélations.
Tous les officiers reconnurent que, s’ils avaient entendu maintes histoires merveilleuses de la part des navigateurs, aucune ne pouvait rivaliser avec celle-ci. Ils insistèrent pour donner un banquet en l’honneur de Miran et de Green. Ce qui eut pour résultat de permettre à Green de satisfaire certains besoins impérieux et désirés : un bain, une coupe de cheveux et un rasage. Mais il fut par contre contraint d’assister à un repas interminable au cours duquel il dut se gaver, afin de ne pas offenser ses hôtes, et également participer à un concours du meilleur buveur avec les jeunes militaires de la garnison. Son Gardien biologique pouvait encaisser d’importantes quantités de nourriture et d’alcool, et Green dût sembler être une sorte de surhomme, aux yeux des soldats. A minuit, le dernier officier laissa descendre sa tête sur le plateau de la table, ivre mort, et Green put alors se lever pour regagner le yacht.
Il lui fallait malheureusement porter le gros négociant sur ses épaules. Une fois à l’extérieur de la salle de banquet, il trouva des conducteurs de pousse-pousse réunis autour d’un feu, pelotonnés l’un contre l’autre, attendant un client ivre au point de ne plus redouter ni les voleurs ni les spectres.
Il tendit une pièce à l’un d’eux et lui donna pour instruction de ramener Miran à bord.
— Et vous, honorable capitaine ? Ne désirez-vous pas regagner votre vaisseau ?
— Plus tard, répondit Green en relevant les yeux au-delà du fort, en direction des collines. J’ai l’intention d’aller faire une petite promenade. Un peu d’air frais devrait m’éclaircir les idées.
Avant que les jeunes gens pussent lui poser d’autres questions, il plongea au sein de la nuit et s’éloigna d’un bon pas vers le plus haut sommet de l’île.
Deux heures plus tard, il regagna le coupe-vent sous la clarté des lunes, passa devant de nombreux vaisseaux amarrés pour la nuit, et se glissa furtivement à bord de son propre yacht. Il parcourut le pont du regard et constata que tous dormaient. Il passa à pas feutrés auprès d’Amra. Le visage tourné vers le ciel et les mains sous la nuque, il fixa la lune. Son expression était pensive.
— Alan, murmura Amra. Je croyais que nous devions avoir une explication, ce soir.
Il se raidit, mais ne tourna pas la tête pour la regarder.
— En effet, mais les officiers nous ont retardés. Miran n’est-il pas rentré ?
— Si, environ cinq minutes avant toi.
Green se leva sur un coude et lui adressa un regard pénétrant.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que cela a d’étrange ?
— Seulement qu’il était à tel point ivre qu’il s’est endormi et qu’il ronflait comme un porc. Ce gros fils d’izzot ! Il devait jouer la comédie ! Et il a dû...
— Il a dû quoi ?
— Je ne sais pas ! répondit-il en haussant les épaules.
Il ne pouvait lui révéler que Miran l’avait certainement suivi dans les collines. Et que, si c’était effectivement le cas, il avait pu assister à des choses vraiment troublantes.
Il se redressa et fixa attentivement les silhouettes sombres étendues de toutes parts. Miran dormait sur une couverture, derrière la barre. A moins qu’il feignît de dormir.
Devait-il le tuer ? Si Miran le dénonçait aux autorités d’Estorya...
Il s’assit à nouveau et joua avec sa dague.
Amra devait avoir deviné ses pensées, car elle lui demanda :
— Pourquoi veux-tu l’éliminer ?
— Tu le sais. Parce qu’il pourrait me faire envoyer au bûcher.
Elle prit une profonde inspiration sifflante.
— Alan, ce n’est pas vrai ! Tu ne peux pas être un démon !
Il trouvait cette accusation si ridicule qu’il ne prit même pas la peine de répondre. C’était une erreur qu’il n’aurait pas dû commettre, car il ne savait que trop que les habitants de ce monde prenaient de telles choses au sérieux. Cependant, il était tellement préoccupé par le problème posé par Miran, la façon de le rendre inoffensif, qu’il oublia totalement Amra. Ce furent ses sanglots étouffés qui le tirèrent de ses profondes méditations.
— Ne t’inquiète pas. Ils ne réussiront pas à me faire griller, dit-il, surpris.
— Non, ils ne le feront pas, répondit-elle, en s’étranglant à chaque mot. Peu m’importe que tu sois un démon. Je t’aime et j’irais en enfer, pour toi, ou avec toi !
Il lui fallut quelques secondes pour assimiler le fait qu’elle le prenait vraiment pour une créature infernale mais que c’était pour elle sans importance. Ou, plutôt, qu’elle était fermement décidée à en ignorer l’importance. Quelle avait dû lutter contre sa nature, par amour pour lui ! Comme tout habitant de ce monde, elle avait été conditionnée depuis l’enfance à rester toujours sur ses gardes contre les démons qui prenaient une apparence humaine. Quel abîme avait-elle dû franchir pour surmonter sa répulsion profonde ! En un sens, son exploit était plus grand que celui de franchir le néant séparant les étoiles.
— Amra, dit-il, profondément ému.
Il se baissa pour l’embrasser mais, à sa grande surprise, elle détourna la tête.
— Tu sais que ma bouche ne crache pas de flammes comme celle des démons de vos légendes, dit-il, à la fois en plaisantant et en s’apitoyant. Rassure-toi, je n’aspirerai pas ton âme par ma bouche.
— Tu l’as déjà fait, dit-elle, toujours sans le regarder.
— Oh, Amra !
— Oui, tu l’as déjà fait ! Autrement, pourquoi t’aurais-je suivi lorsque tu m’as abandonnée pour t’enfuir à bord de l’Oiseau de Fortune ? Et pourquoi aurais-je encore voulu te suivre, rester avec toi, même si ces tours avaient été des vaisseaux du ciel et que tu sois parti dans les airs ? Pourquoi une femme non possédée voudrait-elle faire une chose pareille ? Dis-le-moi !
Elle se releva à son tour sur un coude, le visage à présent tourné vers le sien. Il la reconnut à peine, tant elle était pâle et méconnaissable.
— Au cours de ce voyage, j’ai souvent souhaité que tu meures. Pourquoi ? Parce que je savais qu’après ta mort je ne devrais plus souffrir à la pensée du moment où tu quitterais ce monde, où tu m’abandonnerais pour toujours ! Mais chaque fois que tu étais en danger, j’étais moi aussi à l’agonie, et je comprenais que je ne souhaitais pas vraiment que tu disparaisses. Que c’était une réaction due à mon orgueil bafoué. Je ne pouvais supporter cette attente du moment où tu me quitterais ! Ou le fait que tu puisses appartenir à une race supérieure, à un peuple plus proche des dieux que des démons !
« Oh, je ne savais quoi penser ! J’ignorais si tu étais un diable ou un dieu, ou simplement un homme supérieur à tous ceux que j’ai connus. S’il m’était possible de ne pas tenir compte de certaines choses : par exemple le fait que tes blessures se cicatrisent plus vite qu’elles ne le devraient, puis qu’elles disparaissent totalement, je ne pouvais pas ignorer que tu avais su qu’Aga serait tuée, si elle touchait cette paroi, dans la grotte sacrée ; ni que tes dents avaient repoussé, après que tu les aies perdues, lorsque nous avons quitté l’île des cannibales ; ni l’intérêt évident que tu portes aux deux démons qui sont gardés prisonniers à Estorya ; ni...
— Pas si fort, Amra, l’interrompit-il. Tu vas réveiller tout le monde.
— D’accord, d’accord. Il vaut mieux que je me taise et que je feigne d’être une idiote. Mais je ne le peux pas. Ce n’est pas dans ma nature. Alors... que vas-tu faire, Alan ?
— Faire ? Faire ? répéta-t-il pitoyablement. Eh bien, je vais me débrouiller d’une façon ou d’une autre pour libérer ces deux pauvres diables, puis m’enfuir à bord de leur vaisseau.
— Diables ? Alors, ce sont bien des démons !
— Oh, non, c’est simplement une façon de parler. J’ai dit pauvres diables en raison de ce qu’ils ont dû subir dans cette prison barbare. Tu sais, il n’existe aucune différence entre se trouver aux mains des cannibales ou à la merci des prêtres de cette foutue planète.
— Oui, c’est bien ce que tu penses de nous, n’est-ce pas ? Que nous sommes tous des sauvages malodorants, sales, et sanguinaires.
— Oh, pas tous. Pas toi, Amra. Quelles que soient les normes auxquelles on se réfère, tu restes la plus merveilleuse des femmes.
— Alors, pourquoi est-ce que je ne...
Elle se mordit la lèvre et se détourna. Elle refusait de s’abaisser au point de lui demander de l’emmener avec lui. C’était à Green de le lui proposer.
Ce dernier ignorait quoi répondre, bien qu’il sût qu’il était indispensable de le faire sans attendre.
Mais il n’arrivait tout simplement pas à s’imaginer comment elle aurait pu s’adapter à la civilisation terrienne.
En effet, comment lui faire admettre que, lorsqu’une personne antipathique serait en désaccord avec elle, elle devrait s’abstenir de lui ouvrir le ventre, ou d’avoir recours à des assassins professionnels pour effectuer cette tâche, si la personne en question était trop forte pour qu’elle pût s’en débarrasser personnellement ?
Comment pourrait-il lui apprendre à aimer ce qu’il aimait, la musique et la littérature propres à sa culture ? Les racines d’Amra plongeaient dans une civilisation totalement différente. Elle ne pourrait comprendre ce qu’il comprenait, vibrer devant ce qui le faisait vibrer, saisir les nuances qu’il saisissait, voir tout ce qui se dissimulait derrière les subtilités de sa civilisation. Elle serait étrangère dans un monde qui n’était pas fait pour elle.
Naturellement, il existait un grand nombre de femmes, tant sur la Terre que sur ses colonies stellaires, qui ne partageaient pas la même culture que lui, bien qu’ayant été élevées en son sein. Cependant, dans leur cas, il s’agissait simplement d’une question de goûts personnels. Et ces femmes pouvaient malgré tout partager un certain nombre de choses avec lui, simplement parce qu’elles respiraient la même atmosphère et employaient les mêmes mots. Non qu’il eût souhaité vivre avec elles, car ce n’était pas le cas. Mais Amra, si désirable dans tant de domaines, ne pourrait comprendre ce qui se passerait autour d’elle, ou dans l’esprit de ceux avec qui elle devrait vivre.
Il abaissa le regard vers sa femme. Elle lui avait tourné le dos et respirait paisiblement, comme plongée dans un profond sommeil. S’il doutait fortement qu’elle pût dormir, il décida d’accepter la situation selon les apparences. Il ne lui répondrait pas immédiatement, tout en sachant qu’à l’aube les yeux de son épouse lui poseraient la même question, même si elle ne la formulait pas à haute voix.
Il estima alors que cet incident avait eu au moins un côté positif. Il avait distrait la curiosité d’Amra de ses faits et gestes de la nuit. Or, il ne tenait pas que quelqu’un fût au courant, pas avant que le moment de passer aux actes fût venu.
A condition, naturellement, qu’il pût alors agir. Ce soir-là, il avait découvert certaines choses qui pouvaient lui apporter le salut, s’il savait en tirer profit, bien sûr.
C’était le hic, ainsi qu’un poète et un autre l’avait autrefois exprimé.
Se demandant qui pouvait bien être à l’origine de cette phrase toute faite, il s’endormit. Rêvasser était toujours son occupation favorite, lorsque son entourage le laissait tranquille et qu’il avait le loisir de s’adonner à ce passe-temps. C’était le hic. On ne le laissait jamais tranquille.